Réception du centenaire du prix Femina
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,
Je suis très heureux de vous accueillir rue de Valois. Le
Ministère de la Culture et de la Communication est celui de
tous les livres, de toutes celles et de tous ceux qui les
aiment et qui les font et j’ai souhaité que cette soirée, pour
célébrer un anniversaire, une fête, un centenaire, soit
d’abord une rencontre amicale.
Je vous propose de la dédier d’emblée à un ami trop tôt
disparu, le 15 novembre dernier : Yves Berger. Il nous
manque ce soir et je tiens à rendre hommage à l’auteur, à
l’éditeur, à l’ami de la langue française et, tout
particulièrement, au lauréat du Prix Femina 1962, qui était
venu couronner son roman Le Sud cette année là. Je vous
demande d’observer quelques instants de silence en sa
mémoire.
Sous le signe du Femina, nous sommes réunis, afin de
fêter ses cent ans. Mais au-delà, je souhaite en votre
compagnie fêter le livre et tous ceux qui le servent. Objet
oecuménique, symbole de rencontres, de partage et de
passage, le livre rassemble, fédère, suscite la communion
des coeurs et des esprits.
Auteurs, éditeurs, diffuseurs, libraires, critiques, jurés,
lecteurs vous formez le « monde des lettres », « le milieu
littéraire » ou mieux encore « la grande famille du livre ».
Ces expressions sont-elles appropriées, pour caractériser
un monde peuplé souvent de solitaires, d’individualités et
de personnalités fortes, où le « je » est bien souvent la
règle ? La communauté de l’écrit existe bel et bien, c’est
un ciel magnifique où brillent les talents, non pas en étoiles
isolées, mais en constellations.
Un ciel qui vit au rythme des saisons. Le printemps fécond
succède à la solitude glacée de l’hiver, propice à la lecture
et à l’écriture. Le couple auteur éditeur, baigné parfois de
la moiteur de l’orage, prépare tout l’été la rentrée, pour
« la » saison des prix. littéraires. En automne, les livres et
leurs auteurs sont jetés en pleine lumière, comme une
moisson de feuilles qui aspirent à persister.
Et l’écrivain se trouve tout à coup courtisé, entend son titre murmuré,
voit son nom publié, son éditeur tourbillonne. Les Prix littéraires,
indispensables guides entre les livres et leurs lecteurs, entrent en
action. De grandes compagnies concurrentes, très organisées, aux
savantes hiérarchies internes, pèsent les mérites, se disputent les
faveurs et s’arrachent les talents.
Les Goncourt, la plus ancienne et la plus révérée, savourent leur
gibier chez Drouant ; les Renaudot, font table voisine. Les Interalliés,
dégustent chez Lasserre le produit de leur chasse. Les Médicis sont
adeptes de la chasse subtile. L’Académie française, engage aussi le
roman, mais selon les règles cynégétiques les plus ancrées. Et quel
tableau de chasse, en 2004 !
Laurent Gaudé pour Le Soleil des scorta ; Irène Nemirovsky pour
Suite française ; Marie Nimier pour La Reine du silence ; Florian
Zeller pour La Fascination du pire ; Bernard du Boucheron pour Court
serpent. Variété des auteurs, des thèmes, des maisons : ce cru
illustre la vigueur de l’édition française.
J’ai volontairement omis de ce palmarès le Femina dont nous fêtons
ce soir le centenaire. Celles que l’on appelait autrefois les
« amazones bleues » ont, vous le savez, distingué cette année Jean-
Paul Dubois pour une Une Vie française.
Le Prix Femina fut décerné pour la première fois en 1904 par un jury
de femmes dont les noms sont encore dans toutes les mémoires.
Tantôt épouses, Madame Daudet, Madame Catulle-Mendès et
Madame Félix-Faure-Gouyau, et le plus souven t très
indépendantes, Juliette Adam, Séverine, Miriam Harry, elles sont
vingt, rassemblées sous l’égide d’Anna de Noailles.
Aujourd’hui vous êtes douze, Mesdames, et dans cent ans vos noms
brilleront des mêmes feux, grâce à cet esprit Femina, fait d'élégance
et de détermination, de grâce et de volonté, de finesse et de force, de
raffinement et de courage. Cet esprit traverse, de livre en livre, toute
l’histoire d’un prix qui épouse l’histoire du siècle.
Il m’est venu, en feuilletant le petit ouvrage que nous avons édité à
cette occasion, pour évoquer cette histoire, ces mots de Gustave
Lanson, contemporains de la création du prix : « en littérature,
comme en art, on ne peut perdre de vue les oeuvres, infiniment et
indéfiniment réceptives et dont jamais personne ne peut affirmer avoir
épuisé le contenu ni fixé la formule. C’est dire que la littérature n’est
pas objet de savoir : elle est exercice, goût, plaisir. On ne la sait pas,
on ne l’apprend pas : on la pratique, on la cultive, on l’aime ».
J’ajoute, Mesdames, que, tout comme la littérature que nous aimons,
vous avez du caractère. Il ne saurait y avoir, pour vous, d'écriture,
d'univers romanesque spécifiquement "féminins". Ce qui vous
importe, c'est de découvrir, de révéler, de combattre pour un beau
roman, de quelque horizon qu'il vienne, de quelque pays, de quelque
continent qu'il surgisse – grâce, notamment, à la création récente du
Femina étranger.
Vous êtes, Mesdames, à l’écoute du monde contemporain, tout en
veillant à ne pas succomber aux modes et aux faux semblants. Vous
apportez un rayonnement particulier à notre culture. Vous illustrez la
défense du livre et de la lecture, la vitalité de l’écrit, dans la société
des écrans et des images qui est désormais la nôtre.
Grâce à vous tous, les livres existent, indépendamment, et d’abord
pour leurs lecteurs. Les livres comptent dans nos vies. Il n’y a pas
d’un côté la littérature et de l’autre la vie. Il y a la littérature et la vie,
ensemble, pour le meilleur. Car vos créations mènent leurs propres
existences, au coeur des nôtres, où elles demeurent, bien au-delà
des saisons et des feuilles mortes. Plus que toutes les images
éphémères qui rythment notre quotidien, le livre reste. La littérature
est bien un art du temps. Et cette affirmation de Mallarmé, dans Le
Livre, instrument spirituel, me paraît prendre tout son sens
aujourd’hui :
« que tout, au monde, existe pour aboutir à un livre ».
Et le moment est venu d’un hommage tout à fait particulier, à
l’occasion de ce centenaire.
Lorsque j’ai tenu à associer le ministère de la culture et de la
communication à la célébration du centenaire du Femina, et que
vous m’avez annoncé votre intention de décerner un prix spécial du
centenaire, j’ai souhaité le doter.
Et je suis très heureux de pouvoir vous annoncer que le jury du prix
Femina, présidé, comme vous le savez, par Claire Gallois, qui
prendra la parole dans un instant, a décerné ce prix spécial du
centenaire à Simon Leys.
« Ne croyez que ceux qui doutent », disait Lu Xun [Lou Hsün], sans
doute le plus grand écrivain chinois du XXe siècle. Avec Simon Leys,
qui est aussi, sous le nom de Pierre Ryckmans, l’un des plus savants
sinologues de notre temps, nous avons douté, non pas de la Chine,
mais d’une image mythique de la « Révolution culturelle ».
Et Simon Leys nous a montré combien la littérature nous permet de
percevoir quelle part de notre héritage relève de l’humanité
universelle.
Au-delà de la Chine, le talent littéraire protéiforme de Simon Leys
porte haut les qualités, au sens le plus noble du terme, de l’interprètetraducteur
qu’il veut être entre les langues, les cultures, les
civilisations.
Ce grand homme de lettres, membre de l’Académie royale de langue
et de littérature françaises de Belgique, où il a succédé à Georges
Simenon, ne finit jamais de nous étonner, en jouant avec les formes
littéraires, avec les mots, avec l’histoire, ses grands hommes et ses
mythes, qu’il n’hésite pas à revisiter pour le plus grand bonheur de
ses lecteurs.
Mais nous ne sommes pas surpris, même si nous regrettons son
absence, que ce marin, qui a traduit en 1990 le chef-d’oeuvre de
Richard Henry Dana, Deux années sur le gaillard d’avant et qui est
l’auteur d’une remarquable anthologie de La Mer dans la littérature
française, parue chez Plon, l’an dernier, n’ait pas pu être des nôtres
ce soir. Car il habite aux antipodes et n’a pas voulu, ou pas pu, une
fois de plus, faire le tour du monde.
Mais c’est avec plaisir que je lui cède la parole, par la voix de son
éditeur, Jean-Claude Simoën, à qui j’ai l’honneur de remettre ce prix.
Je vous remercie.