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Remise des insignes de Chevalier dans l’ordre national de la Légion d’honneur à Hugues Dufourt

Cher Hugues Dufourt,

Je suis très heureux et très fier de rendre hommage ici à un grand
compositeur, qui est aussi musicologue et philosophe, puisque votre vie
professionnelle est marquée par votre double formation.

Vous avez en effet suivi un cursus universitaire qui vous a conduit à
l’agrégation de philosophie en 1967. Et vous avez également bénéficié d’une
formation musicale de très haut niveau, au Conservatoire et au Studio de
Musique Contemporaine de Genève, où vous avez été l’élève de Louis
Hiltbrand, qui était l’assistant de Dino Lipatti, où il dispensait un enseignement
de piano de très haut niveau, sur la base du répertoire qui va de Bach à Litszt
et à Bartók, et de Jacques Guillonnet, en écriture et composition.

Double formation, philosophique et musicale. Et double culture musicale, de la
pratique instrumentale et de la composition. Comme vous l’avez déclaré à
Laurent Feneyrou, musicologue, « la culture pianistique est une longue
conquête par la main, par le bras, par les formes d’une pensée qui n’est pas
celle de l’écriture, du moins pas exclusivement . Cette conquête est aussi
acoustique. ( …) Pour un compositeur, il est essentiel – ajoutez-vous – de faire
ses classes instrumentales, d’avoir cette culture instrumentale absolument
vitale, sinon d’être instrumentiste ».

Telle est la voie que vous avez suivie, par votre formation, nourrie aux racines
classiques et romantiques qui, dès avant la musique sérielle, avaient exploré la
question du timbre du piano, avant qu’elle ne se pose à l’orchestre.

Dès 1968, vous avez été responsable de la programmation musicale du
Théâtre de la Cité à Villeurbanne, dirigé par Roger Planchon, avant
d’enseigner la philosophie à l’université Jean Moulin Lyon III jusqu’en 1973 et
de devenir l’un des responsables de l’ensemble L’Itinéraire en 1975.

En votre qualité de compositeur, vous avez créé de nombreuses pièces
musicales que l’on peut regrouper, pour les présenter, en différentes périodes.

La première de ces périodes, marquée par Brisants en 1968, Mura della cita di
Dite en 1969 et Dusk Light en 1970, se fonde sur la tension entre une écriture
héritée du sérialisme et l’emploi des nouveaux registres du matériau
électroacoustique.

De 1972 à 1985, vos oeuvres recherchent la mise au point d’un langage
musical nouveau. Vous vous engagez dans l’exploration et l’exploitation de
nouveaux domaines du son. Je citerai Erewhon, oeuvre composée sur une
période de quatre années, entre 1972 et 1976, en réponse à une commande
du ministère de la culture, créée lors du 14ème festival international de Royan,
le 2 avril 1977.

Anagramme de nowhere (nulle part), votre titre est emprunté au roman de
Samuel Butler, décrivant une civilisation et un monde imaginaires. Votre
propre paysage imaginaire surgit d’une instrumentation qui utilise 150
instruments de percussion provenant de tous les continents, qui fond en un
seul creuset des systèmes de sons de toutes les civilisations. En prenant vos
distances avec tout exotisme, vous puisez à la source du timbre et de la
résonance l’expression d’un nouveau langage universel de la musique.

Même
si vous estimez aujourd’hui, à propos de votre Concerto pour piano par
exemple, joué l’an dernier à Musica à Strasbourg, à l’occasion des Journées
qui vous étaient consacrées, que nous vivons dans une société
« d’incommunicants », toute votre oeuvre est traversée par cette recherche
des rapports entre la création et les relations entre les êtres, les mondes, les
époques, les musiques et les formes, qui irriguent nos sociétés.

Je citerai aussi l’Orage selon Giorgione créé en 1976 et Antiphysis en 1978.

Avec Saturne, en 1979, vous ouvrez un espace-temps à part qui accomplit
ses révolutions au rythme de ses spasmes et de ses vagues magnétiques,
dans une synthèse visionnaire de tous les courants de la création musicale.

En 1985, vous créez avec Surgir une nouvelle alchimie de timbres et de
constellations sonores. En vous appuyant sur l’héritage du sérialisme, sur sa
puissance structurante, votre écriture insiste sur le travail des tensions et des
transitions. La mort de Procris et Hommage à Charles Nègre, en 1986,
confirment l’inflexion de votre recherche vers l’écriture de timbres transposant
aux instruments les nouvelles représentations du son ouvertes par
l’informatique. L’heure des traces (1986) inaugure enfin un ordre de
recherches originales qui se développera dans le cycle des Hivers, composé
de quatre temps, de quatre expériences de l’hiver, qui, dites-vous, traduisent
« ce que je pense de ce siècle de fer, dont j’espère que nous sommes sortis à
tout jamais. »

Cette oeuvre trouve son origine dans la peinture classique, ce qui est rare
dans la sphère de la musique contemporaine. Dans le premier de ces Hivers,
inspiré du Déluge de Poussin, un cataclysme engloutit l’humanité, en
évoquant le génocide. Dans une autre oeuvre, le Cyprès blanc, également
jouée à Strasbourg l’an dernier, vous évoquez l’orphisme, cette religion de la
fin du monde homérique, qui est aussi l’une des premières formes de
conscience historique. Vous dites que « vous trouvez l’optimisme aujourd’hui
absolument illusoire » mais vous ajoutez que vous ne cultivez pas pour autant
le pessimisme, « parce que celui-ci ouvre toujours la porte à la réaction au
conservatisme, à la culture de la noirceur, et finalement à l’abandon de toutes
les valeurs de la création, de l’histoire, de la pensée. »

Parmi vos nombreuses créations, je veux également évoquer un opéra,
Dédale, où vous puisez dans les vieux mythes qui peuplent le Labyrinthe, la
source de débats fondamentaux pour notre époque. Sans doute retrouve-t-on
dans toute votre oeuvre le souci du monde que le philosophe en vous cultive.

En votre qualité de musicologue et de théoricien de la musique, vous avez
été directeur de recherches au C.N.R.S., où vous avez fondé le Centre
d’Information et de Documentation en « Recherche Musicale ». Vous avez
créé la formation doctorale « Musique et Musicologie du XXème siècle » à
l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, avec le concours de l’Ecole
Normale Supérieure et de l’Ircam. Nombre de vos essais ont été réunis dans
Musique, pouvoir, écriture, paru en 1991 aux éditions Christian Bourgois. La
plupart de vos oeuvres musicales sont parues chez Jobert.

Vous êtes aussi peintre. Et vous êtes imprégné, depuis votre plus jeune âge,
d’une culture profonde de la peinture, qu’expliquent sans doute, et votre
pratique, et la fréquentation très précoce de l’atelier de votre oncle et de votre
tante, eux-mêmes peintres, ainsi que de l’Ecole Vénitienne, dite coloriste.

Vous êtes un musicien de la couleur, et plusieurs de vos oeuvres, jouées
dans les salles et les festivals du monde entier, sont inspirées par les plus
grands peintres qui ont marqué l’histoire de l’art. Peinture, musique,
philosophie : c’est une même palette, un même espace, une même « sonorité
intérieure », au sens où l’entendait Kandinsky, qui vous permet de capter la
singularité d’une époque, la nôtre, que seul l’art a le pouvoir d’exprimer et de
partager.

Hugues Dufourt, au nom du Président de la République et en vertu des
pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Chevalier de la Légion
d’honneur.

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